Les recommandations de nos lectrices

La femme gelée, Annie Ernaux

Charlotte Salanon a lu le roman « La femme gelée » d’Annie Ernaux, publié en 1981. La lectrice voit dans l’œuvre d’Ernaux des descriptions de « mères et femmes en couple » qui peuvent faire écho à la condition féminine aujourd’hui.
Comment lisez-vous La femme gelée aujourd’hui ? Qu’est-ce qui est resté et qu’est-ce qui a changé ? Est-ce que respectivement en quoi différent les luttes des féministes aujourd’hui ? Comment les hommes et les garçons vivent les relations de couple et comment assument-ils leur rôle de père en 2021?

La Femme Gelée
Annie Ernaux (1981)

1 Les tristes mémoires de la femme « rangée ».
2 Une fresque de la condition féminine subie.

Annie Ernaux nous offre dans cet écrit une description objective de son passé de femme mariée et mère. Ici le thème principal est la condition de la femme et le délitement progressif de ses idéaux à travers le temps ; thème contemporain qui suscite réflexion et interrogations.

Résumé :
La narratrice, professeure, se retrouve saisie par sa condition de femme mariée et mère. Elle décrit son combat intérieur ou comment elle s’englue dans les contraintes d’un mariage et ses tâches ménagères. Elle perd progressivement son enthousiasme et sent son élan vital se figer au fil des jours, noircis par le schéma traditionnel du couple et de la maternité. En place de se révolter, la narratrice se fait prisonnière du modèle de vie qu’elle cherche à fuir plus par culpabilité que par conviction. Elle devient une femme gelée.

A travers les petites phrases qui nous martèlent et déstabilisent, A. Ernaux nous livre un pamphlet aux éléments autobiographiques. Son style est singulier et permet de pénétrer l’univers abrupt des personnages. Elle décortique avec une précision acerbe l’environnement qu’elle dépeint. On appréciera le coté brut et naturaliste qui en émane.

« Une femme mince, en blouse rose, glissait entre l’évier et la table. Une tarte peut-être. Par la fenêtre ouverte j’apercevais des fleurs. On entendait juste l’eau du robinet s’écouler sur des fraises dans une passoire. Silence, lumière. Propreté. (…) L’ordre et la paix. Le paradis. Dix ans plus tard, c’est moi dans une cuisine rutilante et muette, les fraises et la farine, je suis entrée dans l’image et je crève. »

Annie Ernaux nous propose une fresque, la sienne, de la condition de genre.
Elle nous démontre comment les aspirations féminines à l’égalité, la liberté, l’émancipation par les études ainsi que ses capacités de résistance ou de révolte s’annihilent insidieusement, sans conflit manifeste au fil du temps.
On lui déplore de n’être pas assez forte, à cette époque, pour rompre ce cercle vicieux.
Son récit a vraisemblablement une dimension thérapeutique, on peut penser qu’elle se soigne par l’écriture.
Tristesse, honte et colère sont les trois sentiments omniprésents qui découlent de sa vie maritale. En effet, la fougue de la jeunesse et du célibat laisse vite place au renoncement et au désarroi. Elle se trahit en reniant ses valeurs féministes, son ambition : en cuisinant aux heures d’étude pour satisfaire son ménage. Le quotidien de femme en couple prend le dessus.

Ce roman témoigne que même de nos jours, il y a des femmes qui ont un combat intérieur à mener, une balance à maintenir entre son foyer et sa vie professionnelle et personnelle. Être en couple et, de surcroît mère, est toujours plus sacrificiel pour une femme que pour un homme. Mais surtout, A. Ernaux met en exergue la femme sempiternellement victime de sa propre culpabilité. Sa mauvaise conscience la dessert. Elle est incapable d’être alignée avec sa volonté.
Force est de constater que la mauvaise foi du mari y est pour quelque chose, lui qui revendique la liberté égalitaire intellectuelle mais attend de son épouse qu’elle assume son rôle de femme au foyer.
L’auteur évoque une révolte féminine « Au nom de quelle supériorité » ? On s’interroge sur cet enlisement insidieux de la femme, une colère sourde et sournoise. La transmission de nos mères, parents et aînées est observée. On observe une reproduction transgénérationnelle de l’abnégation de la femme face à son foyer. Que transmettre à nos jeunes ? Et que garder de nos aînées ? Dans son livre, A. Ernaux fait rimer évolution féminine avec aliénation.

Dans notre société moderne et occidentale une fille a encore une existence indéterminée et une femme en couple avec enfants est considérée accomplie. Le Diktat sociétal donne une définition erronée de l’émancipation féminine, qui reste propre à chacune. L’auteur critique violemment le patriarcat mais n’arrive guère à s’en détacher.

L’image du quotidien fragmenté de la femme m’a frappée par sa véracité. Le côté tronçonné de la vie des femmes (en opposition au côté plein des hommes) est décourageant, surtout lorsque la maternité arrive. On peut faire le parallèle avec “Une chambre à soi” où Virginia Woolf nous raconte que l’écriture d’une femme ne peut qu’être « petite », se réaliser par petit bouts, parce qu’une femme n’a pas le temps…

« La charge absolue, complète d’une existence. Attention, pas la responsabilité ! Je l’élève seule, le Bicou, mais sous surveillance. Qu’est-ce qu’il a dit le docteur, il a les ongles trop longs tu devrais les lui couper, qu’est-ce qu’il a au genou, il est tombé ? Tu n’étais pas là ? Des comptes à rendre, tout le temps, mais le ton tyrannique, du doucereux, du normal. »

La maman toujours en veille et surveillée n’est pas un mythe. La pléthore de conseils de son entourage et l’omniprésence des réseaux sociaux créent un autre diktat familial et virtuel. Actuellement, on peut facilement penser à l’éducation positive, qui repose principalement sur des injonctions faites aux mères.

Dans ce manifeste pour l’égalité des sexes, A. Ernaux nous interroge sur notre siècle et notre évolution en tant que femme. La question de ce que la femme transmet de génération en génération est cruciale. Comment transcender le conditionnement de la femme ? Comment affirmer sa singularité dans sa maternité ? Quelle est sa définition de la liberté ?
La Femme gelée devrait être étudié au collège et lycée. On contestera la fébrilité de sa révolte. La force initiale d’une femme n’est pas que réduite en faiblesse. A l’heure de « Me Too » et « Balance Ton Porc », la prise de parole est démocratisée. La lecture d’Une Femme gelée pourrait susciter l’intérêt de nos plus jeunes, fils et filles, celle de … Mme Bovary (Flaubert) aussi.

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