Composer au Luxembourg – Entretien avec Tatsiana Zelianko

[Fr]

Entretien à l’occasion de la soirée Courants d’airs du 20 novembre

 

thDepuis des années, le Cid ǀ Fraen an Gender s’engage à promouvoir la musique actuelle des femmes. Pour son 25ème anniversaire il n’a donc pas voulu oublier les compositrices et musiciennes contemporaines :

En janvier sa vingtième commande d’œuvre a été passée : à Tatsiana Zelianko qui est actuellement en train de travailler sur une pièce pour la formation insolite de balalaïka et piano.

En juin, l’ouverture de la rubrique Musique expérimentale de femmes au CID a été fêtée par des interventions musicales dans différents lieux (Welcome à la gare CFL, Between books à la bibliothèque du CID, Underground concert dans les casemates par l’ensemble NO MUSES – voir film Fête de la musique .

Et pour le 20 novembre, le CID invite à la première du film Courants d’airs d’Anne Schiltz dédié à la musique de compositrices historiques et actuelles du Luxembourg, aux courants d’airs (de musique) qui passent entre elles .

L’une des compositrices participantes au film est justement Tatsiana Zelianko dont les archives se trouvent au CID. Elle est originaire de Biélorussie et s’est installée en 2008 au Luxembourg où elle a travaillé avec Alexander Mullenbach et Claude Lenners.

Le CID s’est entretenu avec elle sur quelques-uns de ses projets à Luxembourg et ailleurs.

 

DR : Tatsiana, en 2015 tu as participé pour la première fois en Bretagne au festival Musiciennes à Ouessant dédié cette année-là aux compositrices du Luxembourg. Tu y as présenté en première mondiale ton œuvre Soir d’été (post-scriptum) pour quatuor à cordes, une commande du CID ǀ Fraen an Gender. Pourrais-tu nous dire un mot sur cette composition avec son titre nocturne ?

TZ : « Soir d’été » est un post-scriptum à une valse pour piano de même titre de Lou Koster. J’ai été très heureuse de pouvoir créer une miniature pour quatuor à cordes, suggérée par une émotion déjà établie dans la musique de la compositrice Lou Koster. En effet, cela m’a permis de juxtaposer deux univers sonores radicalement opposés, en mettant en relief des sonorités émanant des techniques de composition contemporaine. Je me réjouis particulièrement que cette pièce va être rejouée en août 2018 à la prochaine édition du festival de « Musiciennes à Ouessant ».

DR : Il faut préciser : édition dédiée à Tatsiana Zelianko ! En 2015, la directrice du festival, Lydia Jardon, était tellement impressionnée notamment par cette pièce, qu’elle a décidé non seulement de te réinviter, mais de te dédier toute une édition. A chacun des concerts en 2018, tu auras donc la possibilité de faire interpréter une de tes œuvres, et ce par de jeunes interprètes français de très haut niveau. Quel programme as-tu prévu d’y présenter ?

TZ : J’ai choisi 9 compositions dont trois créations mondiales. Les pièces les plus anciennes qui vont être jouées ont été composées pendant mes études au Conservatoire de Luxembourg dans les années 2009-2011, en l’occurrence Quatuor à cordes N.1, Préludes et Le cirque bleu.

DR : Le cirque bleu … le titre évoque un tableau de Marc Chagall ? Celui où l’on voit une trapéziste voltigeant dans les airs, tout autour d’elle des créatures de rêves…

TZ : Oui ! … un poisson qui tient un bouquet, un coq qui frappe un tambour, une lune qui joue du violon, un cheval vert qui sourit … Pour cette dernière pièce pour violon, clarinette en si bémol, violoncelle et piano je me suis en fait inspirée de ce tableau du peintre d’origine biélorusse, comme moi, et naturalisé français en 1937. Chagall l’a peint en 1950 pour le théâtre londonien du Watergate qui se voulait à l’époque un lieu expérimental pour tous les arts. Dans ma musique je capte les impressions sonores que m’inspirent les couleurs très vives et pleines de légèreté qui transmettent des rêves, des images de l’inconscient … Ce Quatuor comporte 4 mouvements et l’atmosphère de chaque mouvement est étroitement liée à un personnage du tableau.

Lors du festival, je ferai donc entendre trois quatuors, chacun pour une formation différente. A côté de Soir d’été et Le cirque bleu, on pourra écouter Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie pour flûte alto, clarinette en si bémol, violon et violoncelle sur un poème de Pierre de Ronsard (1524-1585). Mais il y aura aussi de la musique pour piano : « Illusioni », composé en 2006, un cycle de 6 miniatures, teintées de couleurs postimpressionnistes et postmodernistes, qui symbolise la libération de la consonance dans l’esthétique de mon langage musical.

DR : Et les trois créations mondiales qui y seront données ?

TZ : Parmi les nouvelles œuvres figurera la pièce pour balalaïka et piano, commandée par le CID ǀ Fraen an Gender mais aussi une pièce pour accordéon solo, qui n’est pas encore terminée, et une nouvelle composition, récemment achevée, intitulée « Virage 117 » pour guitare et flûte basse.

Avec ma musique, j’aime suggérer des histoires. Ma nouvelle pièce pour balalaïka et piano s’appuie cette fois sur une histoire vraie, un texte autobiographique dactylographié de 8 pages de la main d’une femme, qui a non seulement suscité ma curiosité mais m’a aussi beaucoup touchée, au plus profond de moi-même et inopinément. J’ai découvert ce récit par le biais du CID et plus particulièrement d’Antoinette Reuter, directrice du Centre de documentation sur les migrations humaines à Dudelange, où le texte est archivé. L’autrice est une femme issue d’une famille bourgeoise russe très aisée qui a été amenée à quitter son pays natal lorsque la Révolution russe éclate en 1917. Pour cette femme, qui a l’époque était une enfant encore, et sa famille commença une longue et difficile période d’errements après leur expulsion. Après plusieurs tentatives infructueuses, elle et sa famille réussissent à s’installer au Luxembourg, à Lamadelaine, en 1924. Les émotions de cette héroïne sont très bien transmises dans son récit et teintées des sentiments personnels parfois avec beaucoup de tristesse et de solitude. Cette pièce sera interprétée à Ouessant par Micha Tcherkassky à la balalaïka et Lydia Jardon au piano.

Je me permets de faire une allusion à mes propres sentiments en tant que femme compositrice. Après 10 ans de vie au Luxembourg, si mon impression générale devait émerger de la musique que j’ai créée, ce serait peut-être celle de la solitude. L’une de mes premières émotions créatrices a surgi à l’âge de 19 ans. Comme disait la poétesse américaine Elizabeth Bishop, « la vie est un apprentissage de la perte. »

DR : Pour ceux et celles qui n’ont pas l’occasion de visiter l’été prochain l’ île bretonne de Ouessant afin d’entendre ta musique : revenons au Luxembourg, en automne 2017. Le 13 novembre une toute nouvelle œuvre va être créée par les Solistes Européens sous la direction de Christoph Koenig. Elle a le joli titre Sonata delle Farfalle ? Qu’allons-nous entendre ?

« Sonata delle Farfalle » pour orchestre de chambre est une incursion dans l’art de la sonate des 17ème et 18ème siècles, telle que façonnée par Corelli (1653-1713). Cette composition s’inspire de la Sonata da chiesa et présente un papillonnage en quatre mouvements, exigeant une remarquable virtuosité. Je perçois cette œuvre comme une métempsycose musicale en battements d’ailes, évoluant du dernier jour tranquille du papillon, qui en a fini de virevolter, à l’émanation allègre et vivifiante de sa renaissance. De l’aube du trépas à son émancipation.

DR : Cet automne, ton premier CD est sorti sur le prestigieux label allemand NEOS spécialisé en jazz et création contemporaine . Comme interprète, tu as choisi la jeune et très talentueuse pianiste Alexandra Matvietskaya que tu as rencontrée en 2015 au festival d’Ouessant. Comment cette collaboration s’est-elle faite ?

TZ : Alexandra Matvievskaya est une virtuose passionnée par le travail du piano, qui sait s’unir avec l’instrument en envoyant une énergie puissante au public. A mon avis elle possède le don de sentir une musique et de l’interpréter avec beaucoup d’émotions. Nous avons fait connaissance lors du festival et sympathisé à un point tel que nous avons décidé de faire de la musique ensemble. Et peu après, nous avons compris que nos regards sur la musique sont très proches. L’idée de collaborer dans des projets de concerts et d’enregistrer un disque est venue de manière naturelle.

DR : Curieuses comme nous sommes, nous ne voulons pas conclure sans te poser cette dernière question : Tu as annoncé que tu allais offrir au CID pour son 25ème anniversaire une pièce musicale et que tu allais nous la jouer toi-même à la fin de la soirée du 20 novembre, après la première du film d’Anne. Est-ce que tu peux déjà nous dévoiler quelques détails ?

TZ : C’est correct je dédierai cette pièce pour piano au CID. Elle portera un titre qui me plait beaucoup : « Ephémère ». Elle est en cours de réalisation et nécessite encore du travail. J’espère la terminer prochainement. Je n’en dirai pas plus … ce sera une surprise.

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